10

Dès le second trimestre de l’année, Laure se heurta à la mort. Ce fut une pensionnaire de sa classe qui attrapa la rougeole et que des complications imprévues emportèrent en huit jours. Ce n’était pas la première mort rencontrée puisqu’il y avait déjà eu celles de la grand-mère et du grand-père. Mais c’étaient des morts familières, de longue date prévues, subies avec résignation, et Laure avait à peine sept ans.

Aujourd’hui c’était différent, on eût dit que ça n’était pas la même mort qui frappait les vieillards et les enfants, que l’une était moins insolite que l’autre. Laure ne l’avait jamais subie en pleine conscience. On avait annoncé en classe la rougeole de la petite, on l’avait évacuée chez elle auprès de sa famille, de là, on avait appris l’aggravation puis le décès. Les élèves avaient courbé l’échine. Ils avaient senti obscurément que la mort veillait inlassablement, qu’elle était éparse et frappait au hasard.

Laure croisa dans l’escalier la mère en grand deuil qui venait chercher les affaires de sa fille. Sa robe teinte à la hâte laissait deviner sa couleur d’origine et ce deuil en était d’autant plus navrant.

Ce fut à cette occasion que Laure rencontra une sœur de misère. C’était une pupille de l’Assistance adoptée par une sage-femme sans enfant qui la faisait éduquer au collège. Elle n’avait pas les facilités de Laure bien qu’elle eût un an de plus. Elle apprenait péniblement, avec application. Elles firent connaissance à l’occasion de ce décès. Quand la mère en deuil vint chercher les affaires de sa fille, elles furent les seules élèves qui osèrent l’accompagner au dortoir et elles s’offrirent à faire la valise de la morte car elles jugèrent que la pauvre femme n’en aurait pas le courage. Elles découvrirent sur l’oreiller un petit ours en peluche qui avait été blanc mais qui était devenu d’une vilaine couleur isabelle à force d’avoir été pressé contre une poitrine peureuse de vivre. Les deux élèves d’un commun accord jetèrent le jouet à la poubelle pour le soustraire aux yeux de la mère. Elles savaient instinctivement que ce vestige, plus que les vêtements, accroîtrait sa douleur.

Après le départ de la mère, les deux sœurs en pauvreté contemplèrent le lit vide qu’on allait bientôt emporter pour le désinfecter. Elles firent effort pour se remémorer le visage de la morte. Rien d’elle ne surnageait dans leur mémoire. Elles se regardèrent désappointées mais qui peut se souvenir d’une morte de douze ans ?

Elles redescendirent ensemble en silence vers la cour où venait de sonner le retour en classe. Elles ne trouvaient rien à se dire au sujet de cette mort mais désormais on les vit ensemble. Laure aidait Émilie, la fille adoptive, à résoudre ses problèmes, elle lui expliquait patiemment les embûches des analyses grammaticales, elle lui corrigeait ses fautes d’orthographe, elle l’incitait à lire, mais Émilie n’y avait aucun goût. Celle-ci avait découvert que Laure était déjà réglée alors qu’elle, quoique plus âgée, ne l’était pas encore. Comme elle rentrait tous les samedis chez sa mère adoptive, elle emportait les serviettes de son amie et les rapportait propres. Laure lui en avait une reconnaissance infinie car ce sont là choses terribles pour une pensionnaire pauvre dans un dortoir des sixièmes où personne d’autre encore n’est nubile. C’était à ajouter à la peur permanente d’imaginer que ses parents ne pourraient plus payer ce dixième de la pension auquel ils étaient astreints.

La découverte consciente de la mort s’accompagna en ce temps par celle de la tragédie. Laure dénicha dans la bibliothèque, entre deux gros livres, un petit volume verdâtre orné d’un visage d’homme d’autrefois, à barbe pointue et agrémenté d’une collerette qui offrait sa tête seule comme si elle était coupée. Elle lut le titre. C’était Le Cid. Elle y passa la nuit. La mort était devenue aimable. La tragédie où elle était sous-jacente tout au long lui conférait un aspect noble et propre qui lui ôtait tout son dard.

Laure au matin était devenue héroïque. Jusqu’en classe de maths, elle marmonnait :

 

Je suis jeune il est vrai mais aux âmes bien nées

La valeur n’attend pas le nombre des années.

 

Elle était prête à tous les combats sauf à celui qu’elle allait devoir livrer.

 

Il y avait au collège un externe dont les filles parlaient avec convoitise et qui les subjuguait toutes. C’était le fils d’une commerçante du bourg à qui sa mère avait appris à s’aimer en priorité sans jamais tenir compte d’autrui. Il portait un blouson clouté comme la selle d’un cheval de concours, orné dans le dos d’un aigle héraldique aux ailes déployées et l’air très méchant. Son pantalon de cuir lui collait aux cuisses dessinant ses avantages et il s’achevait aux mollets par des lanières qui lui battaient les chevilles. Il était chaussé de bottes noires à hauts talons très pointus. Ainsi costumé, il donnait à penser qu’il était fort, violent et irrésistible. Toutes les filles le croyaient.

Il s’était mis en tête de séduire Laure afin de l’humilier. Ce cancre ne supportait pas qu’une fille se hissât à la première place et par surcroît, la tête toujours plongée dans un livre, elle ne le regardât jamais. Il avait quinze ans et végétait en cinquième sans apprendre quoi que ce fût.

Un jour, il coinça Laure dans l’escalier des dortoirs. Il se mit bien devant elle en lui barrant le passage, le bras haut levé, comme il avait vu faire au cinéma.

— Tu veux que je te défasse tes tresses ? dit-il.

— Non, répondit Laure en essayant de passer.

— Pourquoi tu ne veux pas ? Toutes les autres me courent après !

C’était vrai. Dès qu’elles pouvaient échapper aux surveillantes, les jours de pluie, quand tout était sombre, les filles en sarrau entouraient le charmeur. En catimini, il parvenait même à en embrasser quelques-unes à bouche que veux-tu.

Laure éclata de rire.

— Ce sont tes yeux ! dit-elle. Ils me donnent le vertige.

Elle riait aux éclats.

— Ça c’est une bonne chose, dit-il, ça prouve que je te fais de l’effet.

— Mais non ! dit Laure. Ils louchent tes yeux ! J’ai l’impression que je vais tomber dedans.

C’était vrai. La convoitise érotique le rendait bigle comme un loup. Chaque fois qu’il avait envie d’une fille, il louchait éperdument.

Laure lui échappa vivement sans cesser de rire. Elle l’entendait dans son dos qui l’insultait et proférait des menaces.

Cette rencontre de l’imbécillité fut la première amère expérience que fit Laure de la nature masculine. Le garçon vexé ne la lâcha plus. Il se moquait des robes cousues par Marlène dès qu’il rencontrait la fillette seule. Il la suivait. Il lui faisait des crocs-en-jambe en montant l’escalier. Il lui susurrait tout ce que le contact des autres hommes lui avait appris à dire d’infamant à une femme.

Laure devait l’éviter, le fuir, en récréation, à la sortie de l’étude où, n’ayant rien à faire, il venait la guetter. Il surgissait à l’improviste, lui barrait le passage. Avantageux, le ventre en avant, il se dandinait devant elle en remuant les fesses, toujours affublé de ce blouson clouté d’un aigle dont il avait deux exemplaires, l’un doré et l’autre aux reflets d’argent.

C’était une tache dans l’univers merveilleux que Laure vivait au collège. Un jour, en maths, elle n’eut que seize sur vingt alors que d’ordinaire c’était dix-huit. Le rouquin rival, son compagnon de travée, la regarda attentivement. Il s’aperçut qu’elle ne riait plus.

Le bellâtre qui surveillait Laure avait bien compris l’amitié qui la liait à Émilie. Elles étaient toujours à tête touchante en étude. Émilie était plus grande que Laure mais Laure éclatait de lumière. Émilie était terne, un peu homme, ce qui donna une idée à l’olibrius costumé en Américain. Il inventa que Laure et son amie avaient des relations entre elles et il s’arrangea pour que le bruit en courût dans tout le collège. Les filles par prudence évitèrent désormais de fréquenter Laure. Seule Émilie fit front un moment. Elles supportaient ensemble les lazzi dont l’olibrius ne manquait jamais de les abreuver en chaque occasion.

Un jour, passant en courant à côté de Laure, il lui jeta :

— Alors, la gouine, ça marche les amours ?

À cet instant Laure vit une silhouette se glisser derrière le drôle et quelqu’un l’agripper par le col en lui retournant le blouson sur la tête. C’était Népomucène Chantefleur, le rival de Laure en maths. Il mesurait une tête de plus que l’insulteur. Il était maigre et nerveux. Il se mit sans un mot à taper à coups redoublés sur l’agresseur avec, semblait-il, une méthodique façon de frapper. À un moment on le vit saisir à pleines mains les bourses de sa victime et les serrer vigoureusement à la façon d’un joueur de rugby. L’autre hurlait à l’assassin. On faisait cercle. On comptait les coups. On jubilait. Deux ou trois filles même, qui avaient été abandonnées pour d’autres par le séducteur, y allaient de quelques talonnades pendant que l’autre était à terre. Quatre professeurs dans un coin de la cour discutaient gravement de leur carrière en affectant soigneusement de ne rien voir, de ne rien entendre. Laure suivait de loin médusée. L’escogriffe était debout, les poings faits attendant manifestement que l’autre l’attaque pour achever de le corriger. Mais l’insulteur ne demanda pas son reste, il détala par la grille ouverte en proférant des menaces. De noir qu’il avait été, il était maintenant tout gris et la poussière de la cour avait effacé l’aigle du blouson.

L’escogriffe qui soufflait encore de fureur revint vers Laure, la dépassa sans la regarder et prononça ces paroles :

— S’il recommence, tu me le dis, et cette fois je le tue !

— Il est amoureux de toi ! dit Émilie qui rentrait en classe avec sa compagne.

— Ne l’insulte pas ! répondit Laure.

Elle n’avait trouvé que ces mots à répondre car elle était sûre que l’escogriffe avait volé dans les plumes au bellâtre par honte de son espèce, pour l’humiliation d’être de la même race que cet être sans cervelle. L’amour, elle en était certaine, n’avait rien à faire là au milieu.

 

« Je suis une proie », se dit Laure.

Elle était dans la voiture qui la ramenait à Eourres comme tous les trimestres. Ce matin, au miroir incliné qui était à la sortie des douches au collège, elle s’était heurtée à son reflet. Toutes les autres pensionnaires avaient déjà fui l’établissement. C’était la première fois que Laure se mirait dans une glace. À Marat, celle qui ornait la chambre d’Aimée était petite ; on ne se voyait même pas jusqu’à la poitrine.

Le regard que jetait Laure sur son image était sans tendresse et sans admiration. Ses nattes tombantes, sa chute de reins, l’abondante toison blonde et tissée à maillage serré qui protégeait son bas-ventre, la fermeté des globes de sa poitrine, ses yeux bleus et jusqu’à sa bouche et au galbe de ses jambes bombées, tout cela lui inspirait cette réflexion :

— Je suis une proie ! répéta-t-elle à voix haute.

Ses compagnons la dévisagèrent sévèrement ; le chauffeur lui-même en ôta son mégot de la bouche.

— Qu’est-ce que tu as dit ?

— Rien, dit Laure. Je réfléchissais.

On arrivait à l’embranchement de Mévouillon. Le long Népomucène endossait sa gibecière et empoignait sa valise cabossée. Il avait encore grandi pendant l’année scolaire et, si possible, il avait encore maigri. Il n’avait pas jeté un regard de plus à Laure qu’à ses voisins. Il dit :

– Salut la compagnie.

Laure fut la seule à lui répondre. Elle ne savait pas qu’elle le voyait pour la dernière fois.

 

C’était l’été. Laure arrivant à Marat jeta sur la table son dernier bulletin trimestriel. Déplacé d’un côté de l’autre quand on nettoyait la toile cirée, il y resta trois jours sans que personne ne s’en soucie. Au bout de ce temps seulement, voyant ce bout de papier, Romain le déplia. Il ne comprenait pas grand-chose aux notes mais il lut le commentaire du directeur : « Élève douée et appliquée, d’une intelligence au-dessus de la moyenne. » Il montra le bulletin à Marlène qui hocha la tête en soupirant. À quoi ça pouvait bien servir tout ça pour une bergère ? Car Laure tout de suite s’était remise à la tête du troupeau. Tout pressait : les foins, le tilleul si vite fané, la lavande qui commençait à fleurir. Les patronnes du restaurant aussi attendaient Laure avec impatience car les touristes commençaient à affluer depuis que la lavande fleurissait. Elles ne trouvaient personne qui acceptât le salaire de misère qu’elles offraient pour faire la plonge. Laure recommença le harassant parcours de trois kilomètres qui séparait Eourres de la ferme. Elle ne se plaignait jamais, s’appliquant à faire toujours plus vite. Elle avait si peur qu’on la retire de l’école avant le brevet l’an prochain si elle n’apportait pas quelque argent à la maison.

Les enfants de Paris étaient arrivés chez la tante cantinière. Pierre, le compagnon de jeux, ne comprenait pas pourquoi Laure n’était pas plus disponible pour l’accompagner partout. Il frayait avec les cousins, enfants de la tante et de l’institutrice. Ils jouaient aux Sioux dans le jardin sous les noyers. Ils avaient monté là une tente qu’ils appelaient un wigwam et où ils se réunissaient en secret pour des conciliabules à voix basse. En réalité, ils passaient ces précieux instants à comparer la grosseur de leurs sexes dont ils étaient fort préoccupés.

Laure avait bien envie de recommencer les escapades avec Pierre et elle lui cachait autant que possible ses contraintes de travail qui l’empêchaient d’être libre comme autrefois. Parfois, il l’accompagnait à la recherche du troupeau et ils recommençaient en toute innocence la quête des fossiles, les observations sur les mœurs des têtards, du héron immobile derrière les roseaux et toutes ces choses délicieuses qui font qu’on voudrait retarder le moment où l’enfance sera perdue. Mais rien n’y faisait et les deux amis savaient bien que leurs jeunes années s’enfuyaient au fond du temps, se cristallisaient en souvenir, les laissant aux prises avec d’autres émotions. La vie durcissait autour de Laure comme un volcan en fusion se refroidit et se fige. La vie devenait opaque, impénétrable tant elle se compliquait. Il y avait le père qui buvait de plus en plus et qu’il fallait surveiller. Il y avait le restaurant où il fallait sommer la patronne de vous donner votre dû, chose que celle-ci oubliait régulièrement à chaque fin de semaine. Il y avait le troupeau qui s’égaillait de plus en plus loin dans la montagne parce que l’herbe, à cause de la sécheresse, devenait rare. Et il y avait maintenant cette sensation nouvelle, cette sensation qui pointait en elle comme une plante qui se développe et qui la gênait et qui parfois obscurcissait son entendement. Une réaction que Laure ne s’expliquait encore que par fragments et qui faisait que si elle avait toujours envie de jouer avec Pierre, une invincible crainte l’éloignait de lui et la paralysait d’une terreur irraisonnée.

Pour Pierre et les cousins de Laure, le wigwam était devenu un sanctuaire secret où se célébraient debout d’étranges messes sur l’interrogation muette des sexes érigés. Les deux campagnards de cousins étaient tout perplexes que celui du Parisien fût plus développé que le leur, bien que celui-ci fût plus jeune et qu’il parlât pointu, ce qui, selon eux, lui conférait une sorte d’infériorité dans ce domaine. Ils pensaient que seule la campagne donnait de l’expérience à ce sujet.

Quand on est de la campagne, la nature qu’elle soit animale ou humaine ne vous semble pas très différente. Les cousins avaient assisté à des copulations toute leur enfance. Ils avaient vu le coq sauter mille fois sur la poule ébahie et s’ébrouer ensuite sans un regard pour la couveuse ; de même la chèvre et le bouc ne cessaient pas durant le même exercice d’avoir l’air rêveur ; de même les brebis indifférentes n’arrêtaient pas de brouter pour si peu ; il n’était pas jusqu’au verrat de deux cents kilos qui ne sautât maladroitement sur la truie, laquelle faisait aussi ses deux quintaux. Pour eux, c’était un peu plus compliqué car le verrat n’y voyait goutte durant cet exercice, gêné qu’il était par sa propre masse et celle de sa partenaire. Impatient, le groin en l’air et tout occupé à geindre son désir, il était en grand danger de répandre sa semence dans l’air. Or c’était cher une saillie de verrat et ça n’arrivait pas tous les jours. Alors le père s’emparait du dard tire-bouchonné qui était le sexe de l’animal et il le juxtaposait sur l’orifice de la truie devant toute la famille qui en jubilait d’aise.

Cette supériorité dans l’expérience aurait dû, d’après les cousins, se manifester chez eux par une différence notable de leurs avantages comparés à ceux du Parisien, or il n’en était rien. Ils en étaient tout désappointés et les concours se multipliaient sous l’abri du wigwam.

Ce fut au cours de l’une de ces expériences que Laure vint en coup de vent voir les garçons. Elle voulait rassurer Pierre, lui dire que ce n’était pas sa faute si elle le voyait moins ; qu’il y avait la lavande, la patronne du restaurant, le troupeau à ramener tous les soirs au bercail, enfin tout ce qui faisait sa vie. Et il y avait les choses qu’elle ne pouvait pas lui dire : la patronne qui oubliait systématiquement de la payer, le père qui buvait. Tout à l’heure encore, passant devant le bistrot, elle avait vu le tracteur arrêté et son père au comptoir avec deux autres de ses collègues qui se la contaient au plus juste le verre en main. Elle était rentrée tout hérissée de colère, elle avait houspillé tout le monde. La lavande pressait. Là-haut dans le nouveau champ qu’on fauchait pour la première fois, il n’y avait que le grand Camusat et Marlène et le petit gros rechignant qui faisait une demi-allée pendant que les autres en faisaient trois. C’était tout cela que Laure voulait raconter à Pierre pour s’excuser. Elle n’avait jamais vu le wigwam. Elle était curieuse de le visiter. Elle demanda à y entrer.

Elle était toujours si légèrement vêtue que la moiteur qu’elle exsudait lui dessinait le corps. Les garçons en avaient la gorge sèche. Ils la regardèrent désemparés d’admiration qui s’introduisait sous la tente en se penchant en avant. Ils s’y glissèrent à sa suite. On ne pouvait pas tenir à quatre là-dedans sans se toucher. Il faisait une chaleur écrasante.

Laure ne sut jamais lequel des trois mâles présents lui avait enserré les seins, lequel avait porté la main à son bas-ventre, lequel avait voulu l’embrasser dans le cou. Une seule pensée la foudroya :

— Mon Dieu ! Que je ne fasse pas comme ma mère !

Tant de fois Marlène avec rancœur avait raconté devant Laure comment elle l’avait engendrée à dix-sept ans, et Laure n’en avait encore que treize ! Elle aussi avait vu à l’œuvre le verrat, le bouc, le bélier et le coq. Il n’était pas question pour elle de considérer les trois garçons autrement que comme des reproducteurs. Et elle savait aussi, Marlène et Aimée le lui avaient assez rabâché, ce qu’elle risquait depuis qu’elle était réglée.

Elle avait un avantage sur eux tous. Ils ne voyaient dans l’aventure qu’un épisode rigolo alors qu’elle était prête à y laisser sa vie s’il le fallait. Non, ils ne la toucheraient pas ! Non, ils ne la pénétreraient pas ! Elle savait pouvoir compter sur la souffrance si souvent endurée et dont elle avait l’habitude. Eux, ils ne savaient sûrement pas souffrir, d’abord parce que c’étaient des hommes, ensuite parce qu’ils avaient été jusqu’ici soigneusement préservés de la douleur. Elle donna un violent coup de pied au pilier du wigwam qui s’écroula. Ils essayaient de la saisir, de l’immobiliser. S’ils réussissaient à lui encercler les jambes, elle était fichue. Eux, ils étaient maladroits dans leurs attaques, gênés parce que trop impatients, ricanant et embarrassés dans leurs shorts dont ils voulaient se défaire et surtout se bousculant parce que chacun voulait être le premier sur la fillette. Alors elle se souvint de Népomucène et de la manière dont il avait mis le bellâtre hors de combat. Tandis qu’ils s’efforçaient de l’enlacer, de la faire choir, elle plongea les mains en avant vers le bas-ventre d’un des garçons et projeta violemment son genou vers l’entrejambe d’un autre qu’elle manqua. Elle se souvint encore d’autre chose. Elle pointa deux doigts raides vers les yeux du plus proche visage comme si elle voulait le transpercer. Les cris qu’on entendit étaient presque inhumains. Il restait Pierre qui lui tapait dessus d’une main et de l’autre sortait sa verge. Alors, Laure se laissa aller à genoux comme si elle succombait et elle mordit sauvagement cette chair érigée qui la défiait. Rampant sous la tente à demi démolie, elle fit trente mètres courbée en avant. Ils avaient essayé de la déculotter et maintenant sa culotte autour des genoux gênait sa course. Elle s’en défit aussi vite qu’elle put. Pierre tentait de la poursuivre, les mains pressées sur sa verge, mais la douleur le fit s’agenouiller. Laure avait bien calculé, il ne savait pas résister à la souffrance pour atteindre son but. De loin, elle l’entendit crier :

— Qu’est-ce que tu crois ? Tu n’es qu’une paysanne !

Il y avait dans cette apostrophe mille ans de mépris qu’aucune révolution n’avait jamais pu rédimer. Laure la reçut en pleine figure pour toujours. Elle était déjà loin et ne songeait qu’à une chose : c’était l’heure du troupeau à rassembler, c’était l’heure d’escalader la montagne jusqu’au col après avoir réveillé les chiens qui dormaient à l’ombre sous les tilleuls. Ce fut seulement lorsqu’elle descendit la pente et qu’elle entendit les sonnailles qu’elle commença à réfléchir. Elle venait d’être confrontée à la menace de tout perdre : sa joie de vivre, sa confiance en la nature, ses aspirations, son avenir et jusqu’à son amour pour l’humanité.

« Maintenant, se dit-elle, si tu ne veux pas finir comme ta mère, tu as besoin de bien te garder. »

Elle se disait ces mots dans cet ordre, bien rangés, elle les voyait toujours devant elle en s’endormant, comme paroles d’Évangile, en se réveillant, titillée par le terrible appel de sa condition de femme, exigeant d’elle qu’elle plie, qu’elle s’humilie, qu’elle soit broyée sous sa loi pour la seule aberration de continuer l’espèce. L’espèce !

L’olibrius du collège de Buis, les deux cousins incultes qui ne sauraient jamais qui étaient Corneille ni Alain-Fournier, qui n’iraient jamais guetter le héron à la fontaine ou alors ce serait pour le tuer à coups de fusil, le mettre à cuire et ensuite le jeter parce qu’il ne serait pas comestible. L’espèce ! Pierre, Pierre ! Qui représentait la douceur, la lumière, avec qui elle avait tant partagé et qui venait de biffer le rêve, les souvenirs, dans la fragile espérance de Laure.

Quand l’homme, d’ordinaire si dissimulé, dévoile ainsi le bout de l’oreille de l’âne, c’est que son sexe le gêne et lui tient lieu de cerveau. C’est à cet instant de sa croissance qu’il faut le saisir comme avec un appareil photographique et que le scientifique peut le prendre en flagrant délit d’inévolution de l’espèce.

Ce fut cette révélation que reçut Laure à treize ans comme le dernier message de l’enfance désabusée. Elle vit Pierre dépouillé de son déguisement : la raie sur le côté, la peau naturellement parfumée, l’accent pointu, les yeux bleus limpides et rieurs, la propreté de son visage bien lavé, ses ongles soignés et jusqu’à cette médaille de premier communiant suspendue au cou, où la croix chrétienne était en or. Nul autre que Laure n’en fut témoin, c’était simplement une blessure de plus après celle du tibia toujours présente.

Il fallait ramener le troupeau, jeter une partie du litre dans l’évier pour ajouter de l’eau au vin du père, résoudre le problème de géométrie que le professeur avait demandé pour la rentrée et qui était facultatif tant il était ardu. La vie courante quoi. Il n’y avait pas de place là-dedans pour une première déception d’amour. Pourtant, tout en ramenant le troupeau, la bergère marchait tête basse et sans rien voir. La honte la soulevait encore.

Dans la montagne prospéraient de plus en plus d’ajoncs nains au ras du sol, agrémentés de trompeuses fleurettes roses qui dissimulaient des épines acérées. Laure leur donnait des coups de pied au passage, à travers ses espadrilles. Elle s’enfonça un dard juste sous l’ongle de l’orteil. Elle serra les dents. Non, elle ne pleurerait pas ! Non, elle ne crierait pas ! Même seule, même sans témoin, et pourtant soudain elle éclata en sanglots. Un souvenir insupportable venait de la traverser. Un jour, sur le même sentier, il était arrivé la même chose à Pierre et lui il pleurait et tournait en rond. Alors Laure l’avait fait asseoir, elle s’était agenouillée devant lui et pour calmer la douleur elle lui avait sucé l’orteil.

Pierre… les instants vécus ensemble se révélaient dérisoires dans leur pureté. À la lumière de son dernier acte, le garçon les avait abolis d’un seul coup.

Les livres que Laure avait déjà lus lui avaient appris en partie ce que c’était qu’une âme, assez pour qu’elle sache en avoir une. Elle était outrée que, pour les hommes, la chair soit un rempart infranchissable devant l’âme et qu’à travers son corps Pierre ne pût pas la voir. Le cœur courroucé, depuis deux nuits, elle ne dormait pas malgré le travail de la lavande, de la plonge au restaurant, de la recherche du troupeau éparpillé sur les trois cents hectares de bois et de montagne comme tous les étés. Elle revoyait les visages des trois gosses convulsés de convoitise, laids tous les trois de la même laideur.

Elle n’avait ni remords ni regrets de les avoir mis à mal. La défense était proportionnée à l’attaque. De quel droit, inexpérimenté comme il était, Pierre lui aurait-il planté un enfant dans le ventre sur ordre de la nature pour anéantir tout son avenir ? Elle était sûre que si elle avait eu un couteau à cet instant, elle l’aurait poignardé.

Elle pensa au Cid : « Va, je ne te hais point. » Elle était bien bonne, Chimène. Elle, Laure, elle haïssait en toute quiétude, sans mesure et sans rémission. Sa première communion était loin derrière elle. Elle était sûre d’elle, sûre d’avoir raison, sûre que Dieu ne pouvait pas être contre les victimes de l’injustice et sûre, hélas, que par son essence même Il ne pouvait réprimer et qu’il fallait s’en charger pour Lui.

Elle n’avait que treize ans cependant et soudain un détail bien précis s’imposa à son esprit qui lui fit plaquer sa main devant la bouche et oublier tout le reste. Elle avait perdu sa culotte dans la bagarre ! C’était une culotte endentelée, cadeau de sa tante Aimée. C’était la première fois de sa vie qu’elle portait de la dentelle. Elle s’imagina redescendre jusqu’au wigwam pour reprendre sa culotte aux garçons. Cette pensée lui arracha un rire inextinguible. Elle se tapait sur les cuisses de joie.

C’était une fille qui pouvait rire et pleurer à la fois de son malheur. Ce sens du comique miraculeux qui lui était échu à la naissance, elle ne le tenait de personne et c’était son hermétique secret. Les enfants ne rient pas d’eux-mêmes. Ils sont armés pour être suffisants et croire pouvoir défier le destin. Laure avait l’humilité du rire. Sa joie de vivre était indomptable.

 

Le surlendemain, alors qu’elle était allée à la source comme tous les soirs d’été, elle rencontra Séraphin. Elle contemplait les têtards qui devenaient péniblement grenouilles sous la fontaine, dans la mare aux capillaires. Il se mira brusquement à côté d’elle dans le reflet de l’eau. Il souriait. Elle fut tentée de lui sauter au cou et de tout lui raconter mais la barrière infranchissable se dressait entre eux. Il était un homme, elle était une femme. Avec lui comme avec les autres, elle devait se méfier, ne jamais baisser sa garde. Il lui dit :

— On s’est plus vus depuis longtemps. Ta jambe va mieux ?

— Oh, c’est fini, dit Laure, mais regarde, ça m’a laissé une grosse cicatrice !

Elle désignait la marque sur son tibia. C’était un creux comme une virgule profonde qui témoignait pour toujours de la souffrance endurée.

— C’est malheureux, dit Séraphin. J’aurais dû prendre de tes nouvelles mais je suis parti. Je suis allé enterrer mon père à Novare.

Laure n’était pas en âge où l’on peut se pencher sur le mal d’autrui. Il n’y avait rien à dire. Il ne s’attendait pas à l’entendre.

— Ça a bien changé, dit-il, Novare.

— Ici aussi, répondit Laure.

Elle revoyait le wigwam et les trois garçons déchaînés.

— Mais toi tu es toujours la même ! dit-il en souriant.

— Oh ! dit Laure. Oh…

Elle hochait longuement la tête. Il la regarda en dessous, sans sourire cette fois.

— Comment va-t-elle ? interrogea-t-il.

Il n’avait pas besoin de prononcer le nom. Ils savaient tous les deux qu’il s’agissait d’Aimée.

— Oh bien ! répondit Laure. Ah ! Elle attend un bébé.

— Tant mieux, dit Séraphin.

Il tourna le dos. Laure le contemplait s’en aller.

« Il a un pas d’arbre », songea-t-elle. Et en même temps, elle imagina sa mère qui lui dirait : « Idiote, tu as déjà vu des arbres marcher ? » C’est ainsi que les gens qui ne réfléchissent pas détruisent la vision des enfants. Comment faire comprendre en quelques mots pourquoi Séraphin, quittant Laure, avait l’allure d’un arbre en marche ? Elle l’avait toujours assimilé aux grands bois : lors de leur première rencontre à la fontaine, elle avait remarqué qu’il sentait la forêt.

Il revint sur ses pas. Il avait un pli au front. Réfléchissant, il lui dit :

— Tu sais, il y a de la musique ce soir à l’église. Je voudrais que tu…

— J’ai pas de sous ! dit Laure vivement.

— Je t’invite. C’est à dix heures. Tu crois que tu pourras venir ?

— Je viendrai, répondit-elle dans un sourire.

À dix heures, quand la nuit serait close, elle aurait rentré le troupeau et elle n’avait plus de jeux avec ceux du village depuis l’affaire du wigwam.

 

Séraphin était en retard. Il n’y avait qu’un réverbère lointain qui éclairait l’entrée du sanctuaire et la lune qui montait là-bas au-dessus du col. Laure s’avança timidement vers le parfum étrange parce que hétéroclite qui s’échappait de la petite foule rassemblée et qui attendait. La porte du sanctuaire était encore fermée. Il y avait autour de Laure des gens importants qui venaient d’ailleurs, des hommes avec des cheveux longs, des cheveux en couronne, des calvities artistement camouflées, des lunettes, des vêtements riches mais qui avaient l’air pauvre (les vrais pauvres reconnaissent tout de suite ces sortes de vêtements). Les femmes portaient aux doigts et aux oreilles des bijoux qui scintillaient au clair de lune. Ils avaient l’air sûrs d’eux, de leur bonne fortune, de leur bonne éducation, de leur bonne volonté. Ils discutaient à voix haute de choses que Laure ne comprenait pas.

Eourres, ce soir-là, était devenu l’un de ces lieux où l’on se transporte parce que c’est pittoresque, parce que l’on se demande comment des gens peuvent vivre là, parce que demain on pourra dire aux amis : « Comment ? Vous ne connaissez pas Eourres ? »

Le côtoiement de ces êtres parfumés désorientait Laure et elle se demandait ce qu’il pourrait bien y avoir de commun entre ces gens et Séraphin à la lourde démarche. Justement, il arrivait. Il escaladait la mauvaise calade qui débouchait juste devant le modeste porche, et c’était vrai qu’il marchait comme un arbre.

Derrière lui quatre personnages vêtus de sombre, trois hommes et une femme encombrés d’étuis qui contenaient leurs instruments se frayaient chemin parmi la petite foule. Ils souriaient au passage à des amis ou à des parents.

— C’est un quatuor ! dit Séraphin à voix basse.

Il évoluait autour de lui et de Laure une femme en noir en tenue légère qui faisait tout ce qu’elle pouvait pour être le plus près possible du bûcheron. Laure voyait Séraphin pour la première fois de profil et elle était intimidée par sa beauté.

— Viens, dit Séraphin, on va s’asseoir.

Il tenait deux billets entre ses doigts qu’il venait d’acheter à l’entrée de l’église à quelqu’un assis devant une table.

— Viens, répéta-t-il, n’aie pas peur. On a payé.

Les stalles étaient encore à moitié vides. Les musiciens sortaient leurs instruments de la boîte.

— Tu vois, dit Séraphin. Ça c’est deux violons, ça c’est un alto.

— Qu’est-ce que c’est un alto ?

— C’est un violon plus gros que les autres.

— Et le gros là, avec une flèche en bas ?

— C’est un violoncelle, tu verras. Ça te crève le cœur.

— Qu’est-ce qu’ils vont jouer ?

— Je t’ai fait commencer par le plus haut. C’est Jean-Sébastien Bach. Tu verras dans ta vie quand tu compareras ! Rappelle-toi bien ! Jean-Sébastien Bach !

— Jean-Sébastien Bach, répéta Laure docilement.

Séraphin s’était installé largement, les coudes écartés. La dame en noir qui paraissait fragile était venue se placer dans la même travée mais Séraphin occupait un tel volume qu’elle n’osa pas se rapprocher de lui. En revanche, les sièges étaient tellement incommodes qu’il avait installé Laure en travers sur un grand espace où il n’y avait pas d’accoudoir. Il avait ôté sa veste de velours et il l’avait mise à tapons pour que la fillette puisse y reposer sa tête. Elle pouvait aussi allonger les jambes librement. Jamais Laure ne s’était sentie autant protégée. Pour la première fois de sa vie quelqu’un d’autre prenait soin d’elle, elle n’était plus aux aguets, elle n’était plus sur le qui-vive. Elle regardait autour d’elle ces quelque cinquante personnes et cette dame en noir dont elle distinguait le visage derrière l’épaule de Séraphin. Elle ne comprenait pas très bien ce qui pouvait les réunir dans ce soudain silence, mais quand tout se tut et que la musique fut souveraine, Laure s’aperçut en regardant autour d’elle que ces visages d’inconnus se ressemblaient tous dans leur parfaite immobilité. Les préoccupations de chacun s’étaient effacées derrière une expression unanime où se lisait l’humilité. Par cette musique c’était le secret du pardon qui se manifestait. Laure constata tout de suite qu’elle-même était agenouillée dans son for intérieur. Elle regardait l’ogive de l’église qui menaçait ruine mais sans la voir. Elle ne voyait pas non plus les musiciens perdus dans l’ombre, seulement éclairés par la lampe de leur pupitre. À travers une distance infinie qui n’était que l’intervalle d’un appui-bras, elle percevait comme un battement sourd la respiration retenue de Séraphin. La tête de celui-ci était penchée en avant et ses doigts de bûcheron s’étalaient à plat sur ses cuisses. Laure eut la sensation qu’il était à côté d’elle sans en avoir conscience, qu’il l’avait oubliée. Il lui vint envie de lui dire merci. Alors timidement elle posa sa petite main sur celle du colosse et elle la laissa là, légère, sans appuyer, et elle écouta.

Ils venaient l’un et l’autre d’être admis au royaume d’une foi dont ils n’avaient jamais eu conscience qu’elle existât et dans cette certitude où la musique de Bach les entraînait sans qu’il fût possible d’émettre le moindre doute, ils s’unissaient bien mieux que par la chair, lui enfermé dans son secret avec ses gros souliers de bûcheron, elle dans sa robe de cotonnade, encore secouée par ce qu’elle venait de vivre.

Ce fut dans cet état que Romain la découvrit. C’était l’œuvre de Marlène qui ne s’occupait jamais d’où se trouvait sa fille mais qui précisément ce soir-là s’avisa de son absence.

— Quand même cette petite. Il est près de dix heures. Il faudrait un peu savoir où elle est !

Quand il eut entendu la chose cinq fois, Romain de guerre lasse prit le tracteur et descendit jusqu’au bourg.

Il vit de la lumière du côté de l’église. Il y alla. La porte était grande ouverte. Deux ou trois vieilles qui n’avaient pas les moyens de s’offrir un billet occupaient les marches le menton sur la main. La musique régnait sur la nuit par le truchement de quatre instruments.

À part les flonflons des bals publics, c’était la première fois de sa vie que Romain ouïssait de la musique. Il distingua bien sa fille assise sagement là-bas au milieu avec ses tresses bien partagées sur sa nuque et qu’elle refaisait tous les matins. Il vit Séraphin à ses côtés et que Laure posait sa main sur le bras du bûcheron mais il n’en prit pas conscience. Il était ébahi par ce qu’il entendait. Il était un peu aviné quand il était arrivé mais à mesure que la musique s’imposait à lui il redevenait lucide. Il s’assit à l’extrême bord d’une chaise et il resta là, la bouche ouverte, à écouter.

On ne pouvait pas inventer cet homme. Il avait été abasourdi dès sa naissance par le pays où il allait exister. Il vivait au milieu de cet étrange paysage fait de montagnes baroques, imbriquées l’une dans l’autre, illogiques, où les géologues s’évertuaient à trouver une banale cohérence pour rassurer.

On ne savait pas s’il avait un jour levé les yeux vers les étoiles, on ignorait s’il savait ce que c’était que sa terre ingrate. Le beau jour, il avait dix ans, où son père Florian lui avait fait faire le tour complet des trois cent cinquante hectares, il avait été anéanti par leur pauvreté. Il n’en parlait jamais. Pas plus qu’il ne commentait les orages ni la mort, il ne soulignait jamais le temps qu’il faisait. Il invectivait les uns et les autres, leur montrait le poing quand il se savait seul, mais avait-il envisagé un seul instant de quelle nuit des temps ils avaient jadis surgi pour l’accabler ?

Et c’était cet homme-là qui écoutait Bach sans broncher. Soudain, par cette musique il prenait la mesure de tout ce qu’il avait ignoré jusque-là. Il se tenait exactement dans la même position que Séraphin : tête basse et les mains sur les cuisses.

Il laissa passer les applaudissements sans réagir ni bouger. La petite foule qui s’écoulait autour de lui, il n’en eut pas conscience.

— Papa ! s’exclama Laure.

Elle était devant lui. Elle pleurait, ce qui lui arrivait rarement. Il vit Séraphin aussi, indécis et qui ne savait pas s’il devait sourire. Romain essaya de rassembler quelques idées. Après tout Laure avait bien eu sa main appuyée sur celle du bûcheron et Romain avait bien imaginé qu’elle y était restée posée durant toute la musique. Ce fut la première idée à laquelle il s’accrocha. Il dit à Séraphin :

— Qu’est-ce que vous faisiez avec ma fille à la main ?

— On écoutait, répondit Séraphin. Ça vous plairait d’avoir une fille demoiselle ?

— Sûr que…

— Avec le temps, dit Séraphin, c’est ça qu’elle apprenait en écoutant, elle le deviendra.

Romain haussa les épaules.

— Demoiselle ! dit-il. Elle aura jamais les moyens de l’être !

— Elle les prendra, dit Séraphin. Demoiselle, ce n’est pas ce que vous croyez ! C’est pas ce que croit le monde !

Ils descendaient tous les trois, Laure au milieu, la calade tortueuse au sommet de laquelle était rehaussée l’église.

— Oh regarde papa ! dit soudain Laure. Tu vois ces étoiles là-devant ? C’est la Grande Ourse !

— La Grande Ourse ! répéta Romain.

Séraphin le retint par le bras et le fit se tourner vers lui.

— Regarde-moi, dit-il. Non, pas comme ça, pas en baissant la tête ! Regarde-moi bien en face : que nos yeux se rencontrent. Je vais te dire : j’avais une fille, comme elle ! C’était à Novare, pendant la guerre. C’était l’Italie. On n’avait rien. Ma femme n’avait plus de lait pour la nourrir, les seins vides ! ajouta-t-il. Elle est morte de faim.

Il avait tendu devant lui ses mains ouvertes et les avait arrondies en forme de coupe pour contenir ces seins vides dont il venait de parler.

 

On avait récolté pour la première fois la lavande du champ nouveau labouré par le tracteur. La variété avait bien donné. La plante avait rendu tous les efforts qu’on lui avait consentis et les pluies arrivées à point (ce qui était rare) avaient renforcé en leur temps les racines dans la chiche terre qui leur convenait. Tous les paysans des Baronnies se félicitaient aux alambics communaux des qualités de la récolte et de la quantité d’essence.

Romain avait fait le premier bidon de sa vie. C’était dix fois plus que n’en produisait l’aïeul quand on en était encore à faucher l’aspic sauvage qui est si dur à couper, si difficile à rassembler sous la main et si décourageant par le peu qu’il produit d’essence.

C’était le jour d’aller porter le bidon à vendre chez l’oncle qui faisait le ramassage pour les parents de Pierre. Pour célébrer la récolte où elle avait tant participé (pour la première fois elle avait battu le grand Camusat à la cueillette), Laure en avait mis une goutte sur son doigt qu’elle avait pressé contre son nez entre les narines. Depuis elle respirait cette odeur si fine, si timide, qui n’appartenait qu’aux lavandes des Baronnies. Elle était capable de distinguer cette marque de son pays entre toutes les fragrances venues d’ailleurs qu’on lui proposait. La fragrance des lavandes des Baronnies n’est aussi particulière, aussi humaine que parce qu’elle est le fruit de la douleur. Nulle part ailleurs les champs ne sont aussi abrupts, la terre qu’on touche à tout propos si irritante, si rêche dans son aridité. Nulle part ailleurs les cueilleurs de lavande n’ont d’aussi pauvres mains.

Laure avait l’esprit serein. Elle caressait le bidon froid en se disant qu’il contenait de quoi payer pour toute l’année ses études au collège de Buis-les-Baronnies.

Il faut trois ans depuis le repiquage de la plante pour que la lavande produise. Quand Romain arriva avec son bidon chez le frère négociant, il croyait avoir monarque, comme on dit chez nous ; c’est-à-dire qu’il croyait qu’on allait le payer comme trois ans auparavant, mais à la mine contrite de son frère il comprit tout de suite qu’il avait perdu.

On avait planté dix hectares de lavande et tout d’un coup ça ne se vendait plus. Les spécialistes étaient venus trois ans auparavant dire : « Plantez de la lavande dans ces champs où vous faites pâturer et qui ne rapportent rien ! » Toute la vallée s’y était mise. Mais il y avait des spécialistes dans tous les pays. Il semblait que le monde entier, du bout de l’Asie jusqu’au sud de l’Amérique et du septentrion au cap de Bonne-Espérance, s’était mis à faire de la lavande. Et comme tous les acheteurs se foutaient éperdument que les producteurs des Baronnies vivent ou crèvent, ceux-ci s’étaient précipités vers les essences les moins chères, c’est-à-dire toutes celles du monde entier, sauf celles des Baronnies.

Le frère toujours compréhensif fit une avance chiche à Romain de quoi payer l’avant-dernière traite du tracteur. Au prix d’il y avait trois ans, il aurait eu de quoi acheter un plus gros engin. Au lieu de cela il n’y avait que de quoi payer le vin qu’il s’était mis à boire. Romain tenta de parlementer et même de se révolter un peu.

— Mais tu m’avais dit… Mais c’est toi qui as fait acheter le tracteur au grand-père et vendre les chevaux et maintenant tu viens me dire…

L’aîné de Romain écarta de grands bras de souffrance et il dit :

— Qu’est-ce que tu veux, mon pauvre Romain ? Le monde change !

Le produit était devenu si commun et cultivé ailleurs à si bas prix que le consommateur ne prenait même plus la peine de mettre son nez dessus pour séparer le bon grain de l’ivraie. Il suffisait qu’il y eût sur le flacon « Essence de lavande surfine ». Qu’elle soit turque, chilienne ou chinoise peu importait, on ne faisait pas la différence et celle des Baronnies était trop exceptionnelle pour attirer les nez d’aujourd’hui qui réclamaient des odeurs fortes afin de lutter contre la puanteur de l’atmosphère.

Le retour à Marat après cette déception fut lugubre. Tout le monde avait rêvé sur ce bidon d’essence de lavande.

— Oh ! dit Marlène lorsqu’elle sut. Oh ! Que ça ? Et on a encore à payer le tracteur ! Et Rémi a besoin d’une bonne paire de chaussures pour aller au ski avec l’école. Et il a aussi besoin de changer ses skis. Et comment on va faire ?

Romain écarta les bras comme l’avait fait son frère. Il était dépassé. Il ne savait pas.

— Et puis, continua Marlène, on va plus pouvoir continuer à payer les études de la petite.

À ces mots, Laure ne fit qu’un bond jusqu’à sa chambre. Elle ouvrit le tiroir de la table de nuit. Elle redescendit en courant et jeta sur la toile cirée la chaîne d’or reçue en partage.

— Pèse-la ! dit-elle.

— Tu es folle ! dit Marlène. C’est un souvenir de ta grand-mère.

— Pèse-la je te dis !

Romain avait déjà décroché la balance de son clou sous la cheminée. Il posa le bijou sur le plateau où on avait pesé Laure quand elle était née.

— Cent quarante grammes, annonça-t-il.

— Vends-la ! dit Laure. Ça payera peut-être la dernière traite du tracteur. Et puis les vacances sont pas finies ! Je vais m’embaucher au restaurant de Séderon. Ils m’ont vue faire la plonge à Eourres. Ils me réclament. Et là je serai payée. Je vous enverrai l’argent.

Marlène pendant tout ce temps hochait la tête avec doute.

— Tu es trop jeune, ils te prendront pas.

— Je fais plus que mon âge. Ils ont trop besoin. Ça fait trois serveuses qu’ils ont en un mois. Et puis, renchérit Laure, à Noël j’irai monter des lèques. Et je ne vendrai plus les grives à Eourres qu’ils m’ont estampée ! Je les vendrai à ceux de Séderon.

Elle était prête à tomber à genoux pour qu’on ne l’enlève pas de l’école.

— Ils me logent et ils me nourrissent !

Romain fit le tour de la table. Il risqua un geste qu’il n’avait jamais osé. Il prit Laure sous son bras. Il l’embrassa sur le front.

— T’en fais pas, dit-il. Je suis là. Tu y retourneras à ton école, même si je dois vendre la ferme, même si je dois aller travailler à l’usine.